Dans la fiction, au plus près du réel : l’écriture vivante de Maylis de Kerangal
Au sein du roman actuel, devenu « protéiforme, polymorphe, transformiste, omnivore », tel que Maylis de Kerangal le remarquait dans son intervention pour le collectif Devenirs du roman (Inculte, 2007), tout en plongeant au cœur de la condition humaine, son écriture se fait lieu de l’observation et de la discussion autour de l’acte d’écrire, ainsi qu’un outil de réflexion sur quelques traits de la prose de nos jours. Depuis Corniche Kennedy (2008) l’horizon littéraire de M.d.K. s’est s’élargi en nous donnant à lire l’aventure à la fois intime et collective d’une véritable épopée humaine avec une écriture en prise directe avec le réel. Mais, comment le réel entre-t-il dans la fiction de M.d.K. ? Quel est l’enjeu de la fiction et qu’engendre-t-elle dans cette quête du réel ? Ne serait-ce moins une question de restitution du réel que de « captation » de la vie à travers l’« expérience » de l’écriture, dans la perspective d’un nouvel humanisme ?
Cherchant à cerner les impasses subjectives de la société actuelle, tout en extrayant de nouvelles formes de construction de soi et de l’autre, l’écriture de M.d.K. semble réunir en un seul mouvement réel et fiction pour dire le monde. Le réel qui émerge de ses textes est un réel « créé », travaillé, un réel fictif d’après un matériau documentaire, qui traverse le présent avec un regard lucide sur la complexité des rapports humains. Saisies dans l’énergie du mouvement, soit pour construire un pont (Naissance d’un pont, 2010) que pour explorer les possibilités narratives de la machine en mouvement (Tangente vers l’est, 2012), soit pour transplanter un cœur (Réparer les vivants, 2014) que pour raconter l’émergence d’une catastrophe (À ce stade de la nuit, 2014) ou pour affoler les palais des clients lors d’un service du soir bondé (Un chemin de tables, 2016), les subjectivités des personnages affichent des tensions qui, du plaisir à la souffrance, s’expérimentent souvent dans la chair, et finissent par la dépasser, se confrontant à la matière et cherchant à la transformer ou à capter l’élan vital qu’elle dégage.
Nourrie par une information minutieuse du réel, sa prose s’avère juste, précise et vivante, à la frontière de l’écriture documentaire et de la fiction pour observer, traverser et mettre en récit notre monde et ses zones d’ombre, sa sensualité et son aspérité, ses contrastes et ses nécessités.