Grands espaces et hautes technologies. Errance et nomadisme chez Nicolas Dickner et Pierre Ducrozet
Dans son opposition aux grands récits et aux formes de légitimité, la période contemporaine formule son désir d’échapper à toute vision immobile, développant à ce titre une sensibilité paradoxale aux géographies déboussolées. Héritière de la dromomanie d’un Rimbaud, de l’exaltation d’un Whitman ou de la révolution des sacs à dos d’un Snyder et d’un Kerouac, l’écriture de l’espace enfile ses « semelles de vent » pour revendiquer un droit au nomadisme, voire un devoir nomade. Kenneth White l’annonçait à la fin des années 1980 : « Depuis quelques années, le mot ‘nomade’ est dans l’air. D’une manière vague, mais qui ne demande qu’à se préciser, il désigne un mouvement qui s’amorce vers un nouvel espace intellectuel et culturel. » (L’Esprit nomade, 1987). Dans son devenir notionnel, le nomadisme rend compte de l’élaboration d’une pensée géographique singulière, mettant au défi les stratégies d’écriture et de restitution d’un monde devenu liquide (Zygmunt Bauman). À ce titre, il n’est pas rare que l’écriture de l’espace rencontre celle des non-lieux du contemporain comme celui du numérique. C’est le cas dans Nikolski (2006) et dans Six degrés de liberté (2015) de Nicolas Dickner, ou dans L’Invention des corps (2017) de Pierre Ducrozet. C’est que la supposée immobilité informatique n’est pas sans accompagner la résolution d’une opposition, « certains attributs du sédentaire [se maintenant] dans l’immobilité du sédentaire » (Anne Bécel, L’Invention du voyage, 2016). La présente communication part du postulat que la coprésence du nomadisme et de la culture du hacking dans la littérature contemporaine n’est pas anodine mais participe d’un exercice commun placé sous le prisme de ce que Yves Citton appelle « l’attention esthétique ». Une coprésence dont témoigne, par ailleurs, la rencontre singulière dans ces textes entre l’héritage du wild, des grands espaces et de l’imaginaire technologique contemporain. Ainsi, si pour André Green « le refus d’investir n’est rien d’autre que le refus de vivre », la littérature contemporaine semble au contraire travailler à conjuguer les modalités géographiques et numériques du refus d’investir et du désir de vivre. Car si la condition postmoderne se dit dans une « recherche des instabilités » (Lyotard, La Condition postmoderne, 1979), « être inquiet ou en déséquilibre [n’est-il pas], en fin de compte, le propre de tout élan vital ? » (Maffesoli, Du Nomadisme, 1997).