Potentiel utopique, force critique : questionner l’espace dans l’œuvre de Jean Echenoz
Au vu de la production romanesque de ces vingt-cinq dernières années, force est de constater que l’inscription des individus dans un lieu, la possibilité d’habiter le monde, les manières de se rapporter à l’espace sont autant de problématiques spatiales qui reviennent inlassablement sous la plus des romanciers. Dans le cadre d’une réflexion qui questionne les différentes façons d’être-à-l’espace des sujets et qui s’interroge plus particulièrement sur les rapports que ceux-ci nouent avec le proche et lointain, je voudrais ici proposer de recourir à un concept qui, bien qu’il semble à-priori absent de la majorité des romans contemporains, me semble fécond pour interroger à nouveaux frais les catégories spatiales de l’ici et de l’ailleurs : l’utopie.
Pourquoi recourir ici à l’utopie ? Parce que celle-ci, depuis ses origines classiques – c’est-à-dire les premiers écrits de Thomas More, Francis Bacon, Tommaso Campanella – s’institue dans une écriture de l’espace tout à fait paradoxale. L’utopie est u-topie, non-lieu, espace singulier niant son inscription dans l’espace tout en affirmant ne pas être sans rapport avec lui. L’utopie nait de ce paradoxe spatial faisant jouer les catégories de l’espace, le « là » et le « pas là », le « lieu » et le « non-lieu », l’inscription dans le monde et l’insularité radicale de l’île. Si ce paradoxe est à la fois le fondement de l’utopie et sa logique constituante, il est aussi et surtout ce qui donne à l’utopie sa force critique, sa capacité à interroger les binarités spatiales qui structurent le monde : l’ici et l’ailleurs, le quotidien et l’extraordinaire, l’intérieur et l’extérieur, etc. C’est précisément cette force critique propre à l’utopie qui me semble subsister dans la littérature contemporaine. L’utopie n’est plus l’écriture d’une société idéale ou d’un projet universel à accomplir, elle est une puissance de remise en question, un potentiel critique – à la fois subversif et inventif – qui marque de nombreuses œuvres contemporaines.
Cette communication cherchera à montrer la présence d’un potentiel u-topique au sein de la littérature contemporaine et, plus précisément, au sein de l’œuvre de Jean Echenoz. Cette dernière, parce qu’elle fait la part belle à la spatialité – la mobilité des personnages qui ne cessent de se déplacer d’un lieu à l’autre en témoigne – se révèle plus que pertinente pour une telle analyse. Au travers de l’étude particulière des textes L’Occupation des sols et Cherokee, je tenterai de démontrer que les mouvements du personnage sont dotés d’un potentiel utopique qui réinterroger les notions de proximité/éloignement et, ce faisant, travaille et creuse la notion de quotidien. Ainsi, par le biais de ce court texte et des réflexions qu’il suscite sur l’espace, se révèlerait progressivement l’idée « d’une utopie au quotidien et d’un quotidien imprégné d’utopie »1.
- Ost Isabelle, « Le quotidien utopique ou l’utopie au quotidien : le nœud borroméen de la littérature », in Avez Peggy, Carré Louis et Laoureux Sébastien (éd.), Utopie et quotidien : autour de Pierre Macherey, Bruxelles, Presses de l’université Saint-Louis — Bruxelles, 2016, p. 78.