Tous les matins du monde : De l’espace romanesque à l’espace filmique
La relation entre le texte de Pascal Quignard et le film d’Alain Corneau est un cas particulier qui ne relève ni de l’adaptation classique, ni du scénario original. Quand Corneau demande un scénario original pour une film de fiction consacré aux musiciens Sainte-Colombe et Marin Marais, contemporains de Louis XIV, Quignard refuse, mais écrit un roman qu’ils adapteront ensemble.
Le roman, d’un style classique, très sobre – en cohérence avec les idées jansénistes du personnage principal – raconte l’histoire du compositeur Sainte-Colombe qui, après la mort inattendue de sa femme, se retire du monde et de la Cour parisienne pour s’enfermer de plus en plus avec ses deux filles dans sa maison avec jardin à Bièvre. Ce domaine peut être vu comme un espace clos, privatif, d’où au fur et à mesure que le récit avance, les autres, y compris son jeune élève Marin Marais, seront de plus en plus éloignés, jusqu’à ce que Sainte-Colombe s’y retrouve tout seul. La partie la plus privative de cet espace est une cabane en bois que Sainte-Colombe a fait construire dans le jardin, dans laquelle il pratique son art et où lui apparaît le fantôme de sa femme. Durant toute l’intrigue, personne d’autre n’y entre, excepté Marin Marais qui n’y sera admis qu’à la fin du récit quand il aura fini par comprendre le maître.
Le texte de Quignard donne peu d’informations sur l’espace qui est décrit en des termes très généraux. Cette retenue dans la description est cohérente avec l’idée d’un espace privatif dont on veut restreindre autant que possible l’appropriation par le lecteur. L’objectif de cette communication est de montrer, en ce qui concerne l’espace, par quels choix esthétiques et techniques le film traduit l’atmosphère du roman à l’écran. Notre analyse se situera dans le cadre de l’approche phénoménologique de l’espace au cinéma développée par Antoine Gaudin dans L’espace cinématographique : Esthétique et dramaturgie (Armand Colin, 2015). Elle traitera en particulier les aspects suivants :
(i) L’absence presque totale de mouvements de caméra ;
(ii) la fonction spatiale du récit cadre et de la voix off intradiégétique, absents du roman ;
(iii) le rôle et l’esthétique des séquences où Sainte-Colombe quitte son espace privatif ;
(iv) la contribution du son à l’appropriation de l’espace par le spectateur.