L'espace dans le roman contemporain français :
approches linguistiques et littéraires
Dunkerque, 11-12 octobre 2018

Manon Delcour

Œil cartographique et arpentage dans l’œuvre de Jean Echenoz

L’attrait qu’exercent la géographie et la cartographie sur l’esthétique de Jean Echenoz transparaît dans le choix même de plusieurs titres de ses romans et nouvelles, de thèmes et de motifs. Cette prégnance de la thématique géographique, relevée par l’auteur lui-même, la presse et la critique, s’inscrit pleinement dans le changement de paradigme annoncé par le concept d’hétérotopie de Michel Foucault et communément désigné sous le nom de spatial turn.

Un parallèle entre la cartographie et les romans d’Echenoz touche à la récurrence et à la portée esthétique des passages descriptifs dans cette œuvre. Description et carte sont en effet intimement liées : en Europe, pendant le Moyen Âge et la Renaissance, les cartes étaient aussi désignées par les termes imago ou descriptio. Louis Marin assimile quant à lui la description à « une projection paradigmatique dont le prototype est la carte. »1 Nous nous intéresserons dès lors aux traits que partage cette description littéraire avec la carte qui, si elle comporte des mentions écrites comme, notamment, les légendes et le titre, est avant tout un dispositif visuel.

En effet, les planisphères sont, à des titres divers, organisés par un regard surplombant et panoramique, que l’on peut retrouver dans certains procédés formels employés par Echenoz dans ses descriptions. Le point de vue commandant la carte y apparaît d’abord de manière thématique, sous la forme de caméras de surveillance placées en hauteur, d’avions, ou encore de satellites, comme dans Nous trois, qui permettraient un recensement minutieux, presque exhaustif, de la réalité diégétique, participant d’une « logique de l’accumulation »2 proche de celle des atlas. Ce point de vue surplombant, cet œil cartographique, est aussi celui qu’adoptent régulièrement les personnages, parfois le narrateur, sur leur environnement, et semble donc régir – tout du moins en partie ou en apparence – la focalisation qui préside à bon nombre de descriptions.

Un autre trait apparaissant dans plusieurs textes d’Echenoz (notamment Un an, Au piano, Jérôme Lindon, Les Grandes blondes, Caprice de la reine) est la figure du promeneur. Celle-ci paraît participer d’une logique cartographique en ce que les flâneurs d’Echenoz – personnages ou narrateurs – ont pour habitude d’inventorier le réel qui les environne, en particulier le cadre urbain, et mènent dès lors un projet descriptif que l’on pourrait comparer à un arpentage.

À l’aide des travaux de Svetlana Alpers et de Christine Buci-Glucksmann consacrés à l’œil cartographique dans les arts, en particulier dans les représentations picturales, nous entendons mettre en perspective les procédés géographiques et cartographiques employés par Echenoz (mise à plat, géométrisation, idéal de totalisation, réduction d’échelle, œil omniscient, etc.) Nous étudierons en particulier la figure de l’arpenteur et sa pratique de l’inventaire. Notre projet est de montrer que ces divers procédés rendent le projet descriptif d’Echenoz « quasi irréel de réalisme »3. Cette esthétique nous semble de plus croiser une question contemporaine : comment évoquer un espace contemporain qui serait aujourd’hui intégralement connu, « strié », dans lequel expéditions, colonisation, progrès techniques des transports et des communications ont cartographié le monde et profondément bouleversé les catégories du proche et du lointain ?

Bibliographie indicative :

ALPERS Svetlana, L’art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1990.
BUCI-GLUCKSMANN Christine, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996 (Débats (Galilée)).
JACOB Christian, L’empire des cartes: approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992 (Bibliothèque Albin Michel).
JÉRUSALEM Christine, Jean Echenoz: géographies du vide, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2005 (Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’expression contemporaine 118).
MARIN Louis, De la représentation, Paris, Gallimard, 1994 (Hautes études).

 

  1. Marin Louis, De la représentation, Paris, Gallimard, 1994 (Hautes études), p. 209.
  2. Jacob Christian, L’empire des cartes: approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992 (Bibliothèque Albin Michel), pp. 98‑106.
  3. Buci-Glucksmann Christine, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996 (Débats (Galilée)), p. 16.